Un entrepreneur a-t-il une entière discrétion dans le choix de ses méthodes de travail ?
La Cour d’appel remet les pendules à l’heure dans l’affaire : Hôpital Maisonneuve Rosemont c. Buesco Construction
L’ARTICLE 2099 du Code civil du Québec prévoit que l’entrepreneur en construction « a le libre choix des moyens d’exécution du contrat (…) ». Cette discrétion n’est cependant pas sans limites, comme l’a récemment rappelé ; la Cour d’appel dans l’affaire Hôpital Maisonneuve Rosemont c. Buesco Construction inc., 2016 QCCA 739.
Dans cette affaire, l’entrepreneur général Buesco Construction obtient le contrat pour l’érection de la structure du nouveau centre ambulatoire de l’hôpital. Les travaux devant se dérouler en partie pendant la période hivernale, les architectes exigent que l’entrepreneur ne laisse pas geler le sol afin de permettre la coulée du béton et le remblai dans des conditions de sol non gelé.
L’entrepreneur rassure les professionnels et sa cliente (l’hôpital) en leur indiquant qu’elle avait l’intention d’effectuer des opérations pour dégeler le sol aux endroits stratégiques avant les travaux de remblai et de bétonnage. Dès ce moment, l’entrepreneur cesse de protéger le sol contre le gel, même si nous sommes en plein mois de décembre.
Les architectes exigent de l’entrepreneur la démonstration que la méthode proposée est réaliste et techniquement valable, et ce, avec raison, puisque, comme le souligne la Cour d’appel, au paragraphe 43 de la décision :
« Or, selon les experts entendus en première instance, jamais dans l’histoire de la construction de grands édifices à Montréal un entrepreneur n’avait choisi de couler du béton dans de telles conditions. »
Près d’un mois et demi plus tard, après avoir essuyé plusieurs refus de la part des professionnels de l’hôpital, Buesco Construction revient à la charge et propose une solution devant permettre la pose d’étais sur un sol gelé, solution qui est techniquement possible selon les résultats de simulations effectuées.
Par la suite, l’entrepreneur tente de mettre en place une méthode de travail pour effectuer les travaux proposés, méthode qui est rejetée par l’hôpital.
Quelques jours plus tard, l’hôpital résilie le contrat en alléguant une perte de confiance dans les capacités de l’entrepreneur de mener ce projet à terme.
Suite à cette résiliation, l’entrepreneur poursuit l’hôpital pour réclamer le paiement des travaux déjà effectués au moment de la résiliation, alors que
l’hôpital réclame des dommages de l’entrepreneur pour non-respect du contrat, puisqu’elle a dû engager un autre entrepreneur pour compléter le contrat.
En première instance, l’hôpital soutient qu’elle avait raison de résilier le contrat avec Buesco Construction, compte tenu des reproches à son égard. Elle reproche notamment à l’entrepreneur d’avoir, par son laxisme et sa négligence, laissé geler le sol, contrairement aux exigences des professionnels.
Le juge de première instance rejette cette prétention de l’hôpital puisque, malgré le laxisme de Buesco Construction, le tribunal considère qu’aucune preuve n’a été apportée démontrant les effets destructifs du gel sur les structures. Le juge souligne également que les professionnels, informés que des coulées de béton allaient être effectuées sur un sol gelé, auraient dû exiger un arrêt des travaux. Il constate également que les travaux déjà effectués au moment de la résiliation du contrat par l’hôpital n’ont pas été repris par le nouvel entrepreneur. Finalement, le juge reconnaît que les méthodes utilisées par l’entrepreneur présentent un danger et augmentent le risque de soulèvement des structures par le gel, mais conclut que ce risque ne s’est pas matérialisé comme anticipé.
Le tribunal estime qu’aucun de ces reproches ne pouvait justifier l’hôpital de procéder à la résiliation de l’entente.
En bref, comme le juge de première instance l’indique dans son jugement, tel que rapporté par la Cour d’appel :
« le comportement de Buesco était périlleux, mais le choix de la méthode lui appartenait. Encore là, aucune conséquence de rattachée aux « risques importants » qu’a fait encourir l’entrepreneur au propriétaire ».
La Cour d’appel, saisie d’un appel de l’hôpital Maisonneuve Rosemont sur cette question, indique : « Cela dit, je ne crois pas résumer indûment le litige en affirmant que son origine repose sur le choix de Buesco d’avoir laissé geler le sol. »
Par la suite, la Cour d’appel analyse le raisonnement du juge de première instance et exprime son désaccord avec ce dernier en ce qui concerne l’appréciation de la preuve.
Ainsi, après avoir revu la preuve faite en première instance, la Cour d’appel va plutôt conclure que la décision de l’entrepreneur de laisser geler le sol ne relevait pas de sa discrétion dans le choix des méthodes de construction, mais plutôt d’une absence de méthode :
« … la décision de laisser geler le sol ne relève pas d’une méthode risquée, mais plutôt d’une absence de méthode. Ce choix tient
davantage de la négligence que d’une stratégie de construction acceptable. Or, la négligence ne fait pas partie des éléments discrétionnaires conférés à l’entrepreneur exécutant un contrat à forfait. Son obligation consiste plutôt à « agir au mieux des intérêts de [son] client, avec prudence et diligence »
La Cour d’appel indique qu’en aucun moment cette décision de l’entrepreneur n’avait été acceptée par l’hôpital, la preuve démontrant même, au contraire, que cette dernière n’a jamais accepté de courir un tel risque. Le juge de première instance, cité par la Cour d’appel, comparera la conduite de Buesco Construction :
« à la conduite insouciante d’un conducteur automobile roulant à vive allure dans une zone où la vitesse est restreinte et qui, par un heureux hasard, ne cause aucun accident »
Pour la Cour d’appel, la question ne consistait pas à se demander si les décisions de l’entrepreneur avaient entraîné un risque qui s’était concrétisé ou pas, mais plutôt si ces décisions constituaient des manquements graves. Le fait que Buesco permette au gel de s’installer dans le sol constituait non seulement un manquement grave à ses obligations contractuelles (qui étaient pourtant claires), mais également aux meilleures pratiques et aux règles de l’art en matière de construction en conditions hivernales. Comme l’indique la Cour d’appel :
« À ce sujet, le Juge a reconnu que l’érection d’un système d’étais sur sol gelé comportait le « risque d’écroulement d’une partie de la dalle ». Au chapitre des manquements graves, difficile d’imaginer pire scénario. »
La Cour d’appel va donc conclure que ce motif, parmi d’autres que nous n’avons pas abordés ici, fournissait à l’hôpital une assise pour résilier pour cause le contrat entre elle et l’entrepreneur général, lui permettant de réclamer des dommages à celui-ci.
En terminant, retenons que, malgré la discrétion dont jouit l’entrepreneur dans le choix des méthodes d’exécution des travaux de construction, il doit respecter les dispositions contractuelles et les règles de l’art, afin d’agir en tout temps dans l’intérêt de son client, avec prudence et diligence, comme le prévoit d’ailleurs l’article 2100 du Code civil du Québec.